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Au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris par Pierre MESNAGE Institut de Chronométrie, Besançon
Je dois les reproductions qui illustrent cet article, ainsi que l’autorisation de les utiliser, à l’obligeance de M. LOISEAU, Conservateur du Musée des Arts et Métiers. Je lui en exprime mes remerciements ainsi que les facilités qu’il a bien voulu me donner pour l’examen détaillé de la pièce. Je remercie aussi M. AURICOSTE, Horloger du Conservatoire, grâce à qui j’ai pu observer la pièce démontée et en voir les extraordinaires mécanismes intérieurs. C’est aussi à lui que je dois d’avoir eu connaissance d’un remarquable travail descriptif de cette pièce et de quelques autres, malheureusement demeuré inédit et dû à M. LEGRAS à Paris. Je me garderai d’oublier mes collaborateurs de l’Institut de Chronométrie qui m’ont apporté une aide précieuse dans la préparation des schémas, et notamment M. PETITEAU, assistant et M. SONZOGNO, élève ingénieur auteur d’un remarquable croquis perspectif.
Indiquons enfin qu’au printemps de 1949 la collection d’Horlogerie du Conservatoire des Arts et Métiers a été présentée de nouveau au public à l’occasion d’une exposition organisée sous le patronage de la Société Chronométrique de France elle contenait des merveilles dont la pièce décrite ici n’est qu’un exemple. Puisse ce modeste travail rappeler cette pièce remarquable aux visiteurs de l’exposition du Conservatoire des Arts et Métiers !

La personne et l’œuvre de Jost Burgi, de Lichtensteig (1552-1632), horloger du landgrave Guillaume IV de Hesse puis de l’empereur Rodolphe II ont été magistralement évoquées par M. Defossez dans son livre « Les savants du XVIIe siècle et la mesure du temps ».
A la fois mécanicien d’une rare ingéniosité, exécutant hors ligne, mathématicien très en avance sur son temps, astronome estimé par Kepler, Jost Burgi a produit des chefs-d’œuvre qui n’ont été surpassés, et à certains égards seulement, que bien longtemps après lui. Il excella l’un des premiers dans les « sphères mouvantes », appareils horaires reproduisant aussi fidèlement que possible les mouvements célestes, genre princier et difficile, en honneur depuis la fin du XVIe siècle, jusqu’à celle du XVIIIe. Le dernier qui s’y illustra fut probablement le grand bisontin Antide Janvier.

On a vu dans le livre de M. Defossez la reproduction d’une sphère de Burgi qui se trouvait au musée grand-ducal de Gotha. Le Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris, dont la collection d’horlogerie de gros volume, héritière notamment de celle de l’Académie des Sciences et de quelques pièces de la couronne de France, est une des plus belles qui soient, possède une sphère mouvante à très peu près identique à la précédente (fig. 1). Si l’on rapproche les deux photographies, on ne trouve de différence notable que dans la disposition des petits cadrans annulaires placés à la partie supérieure de l’ensemble.

Sphère mouvante de Jost Burgi – Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris (cliché Labophot).
Vue prise du côté sud : noter le trou ménagé au pôle austral de l’écliptique pour accéder aux réglages du mouvement et de la sonnerie ; ainsi que les galets de roulement qui soutiennent la sphère au pôle austral du monde.Le calendrier est sur le plateau horizontal ; on aperçoit au milieu le lézard servant d’index. Le principal cadran des heures et des minutes est sur le pôle nord du monde, par conséquent de l’autre côté ; on aperçoit son rebord en haut et à droite.

Avant tout cette pièce est une horloge qui indique l’heure et la minute sur plusieurs cadrans, sonne les quarts et les heures, marque le quantième perpétuel dans le calendrier julien ainsi que les éléments du comput pascal.
Elle comporte une sphère céleste portant les étoiles et les constellations qui effectue sa rotation en un jour sidéral et donne par suite la position instantanée de toutes les étoiles. Un index mobile sur la sphère donne la position du soleil vrai. Le grand plateau horizontal qui entoure la sphère matérialise l’horizon du lieu : une boussole placée dans le socle permet d’orienter l’instrument et de diriger le pôle vers le pôle céleste. On peut alors mesurer à chaque instant les coordonnées horizontales des astres au moyen, d’une alidade en quart de cercle mobile autour d’un axe vertical : la graduation de l’alidade dit la hauteur et l’azimut se lit sur le cercle horizon ; on peut y apprécier le 118 de degré.

L’auteur de la pièce est indiqué par l’inscription latine lisible sur la tranche du cercle horizontal : « Hoc opus artificis caelavit dextra periti qui Justi Burgi nomen et omen habet… », la suite est un éloge du landgrave Guillaume « Cattorum Guilelmus Princeps… ». Quant à la date de construction, nous verrons comment l’examen des cadrans de comput pascal la fixe à 1580.

Nous allons maintenant examiner avec quelque détail les différentes parties de ce chef-d’œuvre, en insistant surtout sur le calendrier et les mouvements astronomiques qui en sont les parties les plus originales.
Le mouvement d’horlogerie est fixe et logé à l’intérieur de la sphère, son axe étant celui des pôles (fig. 2). Il y a trois platines dont une, dans le plan équatorial, porte une denture dont nous verrons le rôle. Sur la platine côté pôle sud est fixé un tube qui contient l’axe de remontage et par lequel tout le mouvement est rendu solidaire de l’anneau méridien et par suite de la monture.

Deux barillets contiennent des ressorts moteurs : l’un actionnant la sonnerie, l’autre le rouage avec une fusée. L’échappement est à roue de rencontre, et le système réglant qui se réduisait initialement à un foliot comporte aujourd’hui un spiral. La modification a été faite avec goût et avec soin, sans doute dès les dernières années du XVIIe siècle, car le spiral très peu nombré a un caractère primitif. On a utilisé l’ancien régulateur d’amplitude du foliot pour commander un râteau de réglage. Cette commande se fait par une aiguille sur un secteur gradué qui se trouve sur la platine sud (fig. 3) : un trou ménagé dans la sphère au pôle austral de l’écliptique permet d’y accéder sans démontage.
En même temps que le balancier, la fusée a été refaite ou modifiée et munie d’une chaîne.
Le mouvement se caractérise par la robustesse des roues, des axes et des pivots, ainsi que par la sobre élégance de toutes les pièces susceptibles d’ornementation : piliers, potences, index.

La sonnerie présente une curieuse particularité dont je crois savoir qu’il existe quelques exemples dans les horloges allemandes : les heures peuvent être sonnées par 6 (c’est-à-dire de 1 à 6 en recommençant ensuite), par 12 ou par 24 à volonté. Les quarts sont sonnés à double coup et le quatrième quart déclenche la sonnerie de l’heure en soulevant la détente. Mais celle-ci peut occuper 3 positions différant par une translation parallèle à la platine de sorte que son bec vient en prise avec l’un des 3 chaperons divisés, l’un en 6, l’autre en 12, le troisième en 24 heures (fig. 3 et 4).

L’heure peut de même être lue de 3 façons différentes : au pôle nord de la sphère céleste se trouve un cadran qui indique les minutes et les heures chiffrées en deux fois XII, tandis qu’à la partie supérieure (au zénith), au-dessus du chapiteau se trouvent deux cadrans annulaires mobiles devant un index fixe et divisés l’un en VI l’autre en XII heures. On les remet à l’heure en tournant la petite boule étoilée qui surmonte le tout.

Le calendrier consiste essentiellement en une couronne divisée en 365 jours et portant gravées les principales fêtes des saints et du cycle temporal fixe. La couronne qui glisse dans le cercle horizontal avance d’un mouvement continu : on lit la date en face de la langue du petit lézard’ index en acier ciselé (fig. 5).

La transmission du mouvement aux cadrans supérieurs et au calendrier se fait de la façon suivante. L’axe des heures du mouvement d’horlogerie qui porte l’aiguille du cadran du pôle nord porte aussi un pignon de 24 dents qui entraîne un limbe denté de 600 dents logé dans le méridien et faisant par suite un tour en 600 heures ou 25 jours. Par un engrenage conique, le limbe fait faire un tour en 12 heures à un arbre vertical qui entraîne les deux cadrans supérieurs, au moyen d’un train d’engrenages bizarrement compliqué. Par un autre rouage il fait avancer un limbe denté horizontal de 487 dents sur lequel est vissée la couronne calendrier (fig. 6). Celle-ci fait donc un tour en 365,25 jours ou 4 tours en 1461 jours.

Le limbe denté logé dans le méridien semble fait pour pouvoir à volonté modifier l’inclinaison de l’axe des pôles sur l’horizon de façon à adapter la sphère à la latitude du lieu d’utilisation, ce qui est nécessaire pour obtenir par lecture directe les coordonnées horizontales des astres. Mais si telle était probablement l’idée primitive, l’auteur y a renoncé sans doute dès le courant de la construction, car le mode d’implantation de l’axe des cadrans supérieurs empêche tout déplacement du méridien dans son plan.
La latitude est donc fixée une fois pour toutes ; on trouve que la hauteur du pôle est un peu supérieure à 420 ce qui correspond à la latitude de Rome. Il se pourrait aussi que la disposition actuelle soit le résultat d’une réparation ancienne. Il serait à cet égard très instructif de pouvoir examiner la sphère jumelle de celle-ci.
L’indication automatique des années bissextiles est obtenue par un déplacement du lézard index : il est en effet poussé par le levier coudé L (fig. 7) ; la came limaçon C le fait rétrograder d’un mouvement continu pendant 4 ans ; alors il avance brusquement d’un jour par la chute du levier sur la came ; le 28 février est ainsi marqué deux jours de suite. Un train d’engrenages démultiplicateur analogue à celui qui entraîne la came limaçon, mais aujourd’hui incomplet, commande l’indicateur des éléments du comput pascal.

Il se compose (fig. 5) de deux cadrans mobiles devant un index fixe : l’intérieur divisé en 19 parties donne le nombre d’or, c’est-à-dire le rang de l’année dans le cycle lunaire ; l’extérieur divisé en 28 parties donne le rang de l’année dans le cycle solaire et la ou les lettres dominicales. On voit nettement sur la photo que le cycle solaire commence avec le chiffre 1 sur une année bissextile dont les lettres dominicales sont C B ; ce ne peut être que 1580.
On sait au surplus que Jost Burgi entra au service du landgrave Guillaume IV en 1579. Il est aussi à noter que deux ans plus tard, en 1582, la réforme grégorienne rendait caducs ces éléments du comput, et abolissait la périodicité pascale de 19 X 28 ou 532 ans.

Quand on avait calculé la date de Pâques, on réglait en le déplaçant à la main l’anneau extérieur du calendrier portant sur des languettes les indications des fêtes mobiles qui dépendent du cycle pascal. Sur la photo on lit « ESTO MIhi in Deum protectorem » (Introït du dimanche de la Quinquagésime, qui précède le carnaval) puis « INVOCAbit me » (premier dimanche de carême), etc. En même temps l’anneau décalable porte l’indication des jours de la semaine.

Hémisphère nord vu du dedans (cliché Labophot).
Rappelons que la sphère est coupée suivant l’écliptique ; par suite, la roue de 288 dents qui conduit tous les mouvements de la sphère et du soleil et qui est axée suivant la ligne des pôles du monde, est excentrée par rapport à l’hémisphère. On distingue nettement à droite deux verrous d’entraînement de l’anneau solaire.

Nous arrivons maintenant à la partie la plus intéressante de l’instrument qui est la réalisation des mouvements astronomiques. C’est là que l’ingéniosité et la virtuosité de Burgi se sont déployées, car il faut remarquer qu’en supprimant les cercles extérieurs qui portent le soleil ou la lune dans la plupart des sphères mouvantes, et en commandant tous les mouvements du dedans, il lançait un défi aux difficultés mécaniques.

La sphère est divisée en deux moitiés par l’écliptique ; les deux hémisphères sont clavetés l’un sur l’autre par des verrous à ressort et à secret ; ils laissent entre eux une rainure continue par où l’index solaire aujourd’hui disparu faisait saillie au dehors. Tous les mouvements sont commandés par une roue faisant un tour par jour qui est portée par un canon enfilé sur l’axe des heures et conduite par un pignon du rouage. La photo (fig. 8) montre l’hémisphère nord de l’écliptique vu du dedans avec la roue en question. Cette roue porte deux doigts qui entraînent un bras en demi-cercle dont les extrémités parcourent le plan de l’écliptique ; mais comme ce bras pivote, comme la roue, autour du pôle nord, il doit en, même temps glisser sur lui-même : pour cela les deux doigts qui le conduisent coulissent dans une rainure bien visible sur la photo.
Dans le plan de l’écliptique plusieurs mobiles glissent les uns sur les autres (fig. 9) : le bras en demi-cercle entraîne (par l’intermédiaire d’un mécanisme compliqué sur lequel on, reviendra) un anneau que j’appellerai « anneau du soleil fictif » : par rapport à des axes fixes, cet anneau fait un tour en un jour solaire moyen. Il entraîne l’anneau du soleil vrai par l’intermédiaire d’un mécanisme qui reproduit approximativement l’équation solaire. Pour cela dans l’anneau du soleil vrai est implantée une roue qui porte un goujon excentrique (fig. 10 et 13) coulissant dans une rainure radiale de l’anneau du soleil fictif et qui fait un tour par an : l’anneau du -soleil vrai est donc entraîné par le goujon et par rapport à l’anneau du soleil fictif, il a un mouvement alternatif annuel d’amplitude 2° environ. La roue portant le goujon est conduite par un train démultiplicateur analogue à celui que nous avons déjà vu dans le calendrier, visible sur la photo fig. 10.

Reste à faire tourner la sphère elle-même, et pour cela à opérer la transformation du temps moyen en temps sidéral. C’est fait par un train épicycloïdal lié à la sphère dont le premier mobile roule sur une denture fixe (c’est la platine équatoriale du mouvement d’horlogerie), tandis que le dernier mobile est en prise avec une denture portée par l’anneau du soleil vrai (fig. 10).

Il y a quatre mobiles, et le rapport total de démultiplication est tel que le harnais du train d’engrenages d’une part, l’anneau denté du soleil d’autre part marchent dans le même sens en faisant un tour, le premier, en un jour sidéral, le second en un jour moyen (fig. 11).

Il y a à vrai dire une petite erreur : c’est en effet l’anneau du soleil vrai qui conduit le différentiel et il ne tourne pas exactement en un jour moyen puisqu’il est justement affecté d’un décalage représentant l’équation solaire. Mais le différentiel réalise la composition des vitesses, et la vitesse du mouvement de décalage, c’est-à-dire la vitesse relative des deux anneaux, est toujours infiniment petite par rapport à la vitesse angulaire absolue de chacun d’eux, de sorte que l’erreur qui en résulte sur le temps sidéral est absolument négligeable.
L’écliptique est gradué en degrés, à raison de 30° pour chacun des douze signes du zodiaque pour y repérer la position du soleil. L’anneau du soleil fictif portait aussi un index dont on voit encore l’embase à queue d’aronde de sorte qu’on pouvait ‘lire directement l’avance ou le retard du soleil vrai.

Il reste encore un point délicat à expliquer si le bras en demi-cercle était claveté directement sur ‘l’anneau du soleil fictif, comme la rainure suivant l’écliptique est ininterrompue, il ne pourrait pas y avoir de liaison entre les deux hémisphères et l’hémisphère sud serait seul entraîné par le mécanisme. Il faut donc une nouvelle complication, et des plus ingénieuses : sur un chemin de glissement lié à l’hémisphère nord glisse un double traîneau conduit par les deux extrémités du bras d’entraînement. L’un d’eux est montré en détail par la photo fig. 12 : il porte deux verrous qui passent par la rainure du chemin de glissement du traîneau et s’engagent dans des logements creusés dans l’anneau du soleil fictif. Mais cette dernière rainure n’est pas continue, ce qui permet le clavetage des deux hémisphères l’un sur l’autre. Quand un verrou se présente devant unie des interruptions de la rainure, il s’efface et la conduite est assurée par l’autre. La photo montre une position où l’un des verrous est éclipsé, l’autre est bien visible.
Un schéma perspectif où les pièces sont convenablement découpées résume les relations, réellement compliquées, entre les divers mobiles (fig. 13).

Il resterait à parler de l’exécution : elle est splendide dans tous les détails, qu’il s’agisse de la mécanique de la gravure, de la ciselure, de la dorure. Le style est typique de la Renaissance allemande avec son luxe et sa richesse dans les détails, son goût pour les masques, et les cariatides. La bienfacture horlogère est spécialement admirable : les engrenages sont taillés et polis avec un soin extrême, les dents très fines, très profondes et très égales. Les mouvements sont très doux malgré leur complication (on notera que tous les mouvements de glissement dont nous avons parlé sont très lents ; les mouvements rapides sont des roulements de roues dentées). Le mouvement d’horlogerie proprement dit est en parfait état de marche ; la sphère a malheureusement été faussée, et la partie astronomique, quoique complète, paraît ne pas fonctionner.
Le labeur représenté par unie pièce d’une telle complication est proprement effrayant surtout si l’on songe à l’outillage rudimentaire dont disposait l’artiste, et aux difficultés de calcul et de dessin, presque insurmontables à l’époque. L’étude détaillée de ces chefs-d’œuvre est un juste tribut de reconnaissance et d’admiration pour les vieux maîtres qui ont réellement créé la mécanique, et en même temps pour nous, peut-être,, une utile leçon de modestie.