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Qui fait quoi, où et comment ? (la première partie ici)

Ces questions, qui font le sujet de notre deuxième chapitre des origines du Swiss made, les Américains les ont posées aux horlogers suisses en 1922, pour tenter de déjouer les malices de la contrebande et augmenter les taxes douanières. Cette mesure protectionniste n’a rien résolu. Ces questions, qui fait quoi, où et comment, restent d’une brûlante actualité ainsi qu’on a pu l’observer durant la grande manifestation horlogère de Baselworld, de belle tenue, mais ! Force est de constater que ces interrogations n’avaient pas cours au SIHH de Genève : l’ADN horloger y est sans métissage, ou si peu… 
Qui fait quoi ? Tout le monde fait des montres, ou, à l’enseigne d’une marque plus ou moins récente, se targue d’en faire, mais n’en assure que le commerce en se fournissant ici et là de mouvement, d’habillage, distribuant l’emboîtage. Un mouvement d’origine japonaise ou chinoise est monté avec des composants fabriqués en France, à Maîche, et assemblés du côté de Tramelan. Compte tenu des dispositions légales, qui peut expliquer comment la montre terminée s’enrichit du label Swiss made ? Autre provenance française : des composants réalisés à Valdahon, sont assemblés à Couvet et enrichis du Swiss made; on y a ajouté quelques bricoles suisses facturées à prix fort pour satisfaire à la loi qui exige que 50 % des composants, exprimés en valeur, soient suisses. 
On tend actuellement à vouloir augmenter cette part de 50 à 80 % (la Fédération horlogère a mis le sujet à l’ordre du jour de sa prochaine assemblée générale du 28 juin). Mais cela ne résoudra pas le nécessaire raffermissement du Swiss made tant que l’on n’exigera pas la déclaration de la provenance des composants clés, platine, ponts et mécanisme de remontoir et de mise à l’heure. Chaque mouvement a son système défini par la construction. La bascule, le ressort de tirette et la tirette sont identifiables. On devrait en exiger la provenance qui pourrait être contrôlée.

L’analyse sérieuse d’un mouvement ne permet pas de tricher avec les dispositions légales. Le dessin d’un mouvement, la platine, les ponts et le mécanisme ainsi que le dépôt du modèle en 3D (comme le fait Rolex pour ses montres) constituent une véritable protection quant à l’origine très Swiss made d’une montre. Cette formule de protection est possible, encore faut-il le vouloir, ce qui n’est pas l’intention de tous les membres de la Fédération horlogère, gardienne du Swiss made !

Il y a urgence, on s’en convainc en visitant les stands du secteur des machines, à Bâle. Les Chinois passent d’importantes commandes. Quand ils feront tourner ces machines, chères à l’industrie horlogère suisse, avec le même soin que dans la Vallée ou le Jura, les mouvements copiés n’auront plus rien à envier à ceux d’origine. Le sursis est de quelques années… Une marque chinoise de bonne facture présente un fort beau catalogue à Bâle : 126 modèles hommes et dames, tous copiés de Rolex, mais avec la marque de fabrique chinoise. Il s’agit donc de copies et non de fausses montres ! 
En ouverture de catalogue, la photo d’un mouvement automatique, avec les initiales de la marque chinoise sur la masse oscillante portant gravé « 25 jewels swiss made ». La légende « Rolls Royce of watch « X » » suit la marque. Tous les modèles portent, à 6 h, Swiss et un numéro de quatre chiffres comme les quatre lettres de made. Ce sont les numéros de ETA, fabricant de mouvements du groupe Swatch.

Pour les modèles sertis de diamants, la légende des photos est on ne peut plus valorisante : « 25 jewels SWISS ETA 2834/2671. Self-winding movement 316L solid stainless steel. Sapphire crystal ». Les mouvements ETA sont authentiques. Cela représente, au total, environ 50 000 mouvements pour cette seule marque chinoise ! 
Quand on pense à la quadrature du cercle que les horlogers suisses devront résoudre pour s’approvisionner à la grande centrale ETA, car ils ont fait belle moisson à Bâle, on reste perplexe : les livraisons sont contingentées en 2008 sur la base des commandes de 2006 ! On ne se demande plus qui fait quoi, mais pour qui et pourquoi ?

Retour à l’histoire du Swiss made qui voit l’Amérique imposer le label suisse sur les mouvements et cadrans des montres importées.
Copiée, galvaudée par des usurpateurs dès le XVIIe siècle, la protection de l’indication de provenance des montres suisses fera l’objet de longs débats au plan fédéral au XIXe siècle. 
Le chablonnage intensif et la croissance de la contrebande vers l’Amérique accentuera la pression des taxes douanières. Pour y mettre fin, Washington imposera le marquage Swiss sur les mouvements importés de Suisse. 
Le nouveau siècle, lui, va se caractériser, outre les deux conflits mondiaux, par une suite ininterrompue de bouleversements économiques, techniques, monétaires, politiques, sociaux, etc. que l’horlogerie va vivre avec des bonheurs et tourments divers, jusqu’au risque de disparaître.

Lors de l’Exposition nationale suisse de 1914, le président de la Confédération confirme « de façon éclatante la suprématie incontestable de l’industrie horlogère suisse ». Néanmoins, il souligne que « techniquement et commercialement, l’industrie horlogère manque d’unité et de cohésion ». Un chroniqueur avisé de l’époque constate : « Notre horlogerie est techniquement une merveille et commercialement un gâchis. Nos fabriques d’ébauches et de pièces détachées se font la pire concurrence à l’étranger .» On en connaît encore des exemples en 2007 ! 
Le premier semestre de 1914 est maussade mais, dès l’été, « les commandes pour les montres militaires affluent. La fièvre de la transformation de la production de paix en production de guerre s’empare de l’horlogerie. Il s’agit de satisfaire les besoins urgents des belligérants ». Le chroniqueur oublie de mentionner que tous les belligérants sont fournis… Les entreprises s’agrandissent, de nouvelles sortent de terre comme les morilles, la main d’oeuvre afflue, attirée par des salaires élevés. 
De 1915 à 1918, les régions horlogères connaissent une hyperactivité. On félicite les horlogers pour leur faculté d’adaptation technique. Les banques travaillent à coffres ouverts « à tort et à travers, pour n’importe qui », car « la fabrication de guerre (munitions, mécanismes de fusées) attire de nombreux brasseurs d’affaires malfaisants ».

Les banques ferment les vannes
A la fin de 1918, les annulations de commandes se multiplient. La production ne s’arrête pas pour autant. L’horlogerie exporte encore 16,8 millions de pièces en 1919. Les stocks enflent. Il faut vendre pour financer le crédit, car les banques ont fermé les coffres et montrent les dents. On vend à la baisse. Les prix s’écroulent. En 1921, l’exportation horlogère s’effondre à 7,8 millions de pièces. On s’avise alors du grand gâchis de cette période de folle prospérité qui fut une « crise de la décadence de la qualité ». 
Les extraits de presse sont éloquents : « L’absence d’une concurrence sérieuse et l’abondance des commandes jusqu’en 1920 nous ont permis d’imposer aux marchés nos articles, calibres, méthodes de travail, conditions de vente et de paiement au petit bonheur sans aucune unité de vues ni d’actions. Ce fut un gâchis complet, une dispersion des forces sans mesure. A l’exemple des torrents de montagne qui débordent et ravagent tout, il faut endiguer le marasme de la surproduction, première cause de la déchéance. On aura beaucoup de peine à faire pénétrer dans les milieux intéressés l’idée que la production doit être organisée différemment. Il faut une entente entre producteurs et exportateurs sur les prix de vente, prix minima. » 
Durant l’été 1922, un groupe d’horlogers honnêtes propose des moyens de protection : Défense d’exporter des machines-outils spéciales. Défense d’exporter des ébauches et mouvements non terminés. Création de poinçons ou de marques de garantie de bonne qualité et de nationalité pour lutter contre la camelote. Proposition qui ne trouvera une oreille attentive de la part de la Confédération que douze ans plus tard ! La Fédération des sociétés d’anciens élèves des écoles techniques de la Suisse occidentale cautionne « l’institution de la marque et du poinçon de qualité ». On envisage déjà un poinçon à deux vitesses, pour la haute qualité et la qualité courante…

Exclure la concurrence ? 
La crise ne frappe pas seulement l’Europe, elle touche aussi durement l’Amérique, dont la créance vis-à-vis du Vieux Continent s’élève à 44 milliards de dollars. De 1921 à 1922, l’ensemble des exportations américaines a fléchi de 6,5 milliards à 3,7 milliards de dollars. Le congrès à majorité républicaine issu des élections de 1920 adopta en mai 1921 un tarif douanier protectionniste d’urgence qui, pour l’horlogerie, passe de 19 % à 30 %. Il fut confirmé et aggravé le 21 septembre 1922 par le Fordney-Mc Cumber Tariff Act qui porta les droits américains à 38 %. L’incidence ad valorem, moyenne réelle, s’élevait entre 40 % et 185 %. Pour l’horlogerie, l’étau se resserre encore plus par des dispositions de marquage… qui vont donner une impulsion décisive au Swiss made.
Les « cadrans de montres (…) doivent porter peint ou imprimé d’une façon indélébile le nom du pays d’origine. Les mouvements et platines de montres, importés, assemblés ou démontés, ainsi que les boîtes, doivent mentionner taillés, gravés ou poinçonnés, les noms du fabricant ou de l’acheteur et du pays de fabrication, respectivement sur la platine du mouvement et à l’intérieur de la boîte ; de plus, les mouvements et platines devront porter l’indication du nombre de rubis et des réglages (ajustés ou non ajustés). Le département du Trésor américain admet la pratique antérieure selon laquelle le mot Swiss est suffisant comme désignation d’origine » Lu ce commentaire d’un journal de l’opposition démocrate : « Le but du Congrès en édictant les dispositifs du marquage a été de rendre la concurrence avec le producteur américain plus difficile et onéreuse, voire de réduire ou même d’exclure la concurrence. »

Ces nouvelles dispositions ont été demandées par les horlogers américains Hamilton et Waltham, s’agissant surtout du nombre de rubis qui garantissent la qualité d’une montre. Or, sur ce terrain, les Américains supportaient mal la concurrence qualitative des montres suisses, surtout Waltham, en retard du côté de son équipement pour la production de montres-bracelets en forte demande. 
La production américaine de montres empierrées s’élevait encore à deux millions de pièces en 1926, mais les dispositions de 1922 ont encouragé la contrebande, ce qui fait que la production américaine empierrée n’était plus que de 46 300 pièces en 1933. Durant les années 1920, la prohibition de l’alcool avait entraîné une super organisation de la contrebande. Une caisse de whisky rapportait 20 dollars, une caisse de montres du même volume 20 000 dollars…

Création de la FH. 
Si à quelque chose malheur est bon, la grave crise de 1921-1922 a accentué la nécessité de concentrer les entreprises des différentes branches horlogères et de discipliner les nombreuses activités en les liant par un régime corporatif. 
Le premier pilier fut la création de la Fédération suisse des associations de fabricants d’horlogerie, la FH, en 1924.
Fondation du deuxième pilier : Ebauches SA, Esa, qui regroupe 18 fabriques d’ébauches en 1925 puis, l’année suivante, l’Union des branches annexes de l’horlogerie, UBAH, constitue le troisième pilier. Rien encore n’est résolu. La situation s’aggrave. Les exportations horlogères passent de 307 millions de francs en 1929 à… 86 millions en 1932. Les conventions ne sont pas respectées par tous, la concurrence est carnassière, le marché perturbé, d’où la décision de créer un super holding en 1931, la Société générale de l’industrie horlogère suisse, l’ASUAG, avec une importante participation de la Confédération et des banques. Les efforts d’assainissement ne suffisent pas à enrayer les effets de la crise et du protectionnisme face à la dégradation des prix et à l’exportation anarchique de chablons (pièces constitutives) au détriment de la montre terminée.

Les membres du cartel signent une « Convention du chablonnage » en août 1931, qui interdit l’exportation d’ébauches et de chablons sauf en France et en Allemagne… où tout le monde peut s’approvisionner en chablons suisses ! L’arrêt du chablonnage vivifie les dissidents qui ne font pas partie de la Convention, dont d’ailleurs les membres ne sont pas tous respectueux des nouvelles dispositions. Ne parvenant pas à y mettre bon ordre, la corporation horlogère fait appel à la Confédération, qui accepte de déroger à l’article 31 de la Constitution fédérale qui stipule la liberté du commerce et de l’industrie, en instituant un « statut horloger ». 
Désormais, il est interdit de créer de nouvelles entreprises horlogères, d’agrandir, de transférer celles qui existent, sauf si un permis a été obtenu. Interdiction d’exporter ébauches, chablons et fournitures horlogères en dehors du cadre des conventions signées entre les organisations horlogères qui, de privées, obtiennent force de loi. L’arrêté du 12 mars 1934 visait à mettre bon ordre dans l’ensemble de l’industrie horlogère et à porter un coup d’estoc à la dissidence prévenue de tous les maux, dont le chablonnage en contrebande. La machine horlogère pouvait tourner en circuit fermé et commercer en chasse gardée.

Boycott demandé. 
Sur le front américain, les élections de 1928 portent le républicain Hoover à la présidence des Etats-Unis. Cette victoire républicaine fut interprétée comme un mandat donné au Congrès de procéder au plus vite à une révision du tarif douanier. Le 17 juin 1930, Hoover signait le Hawley-Smoot Tariff Act avec 1122 modifications par rapport à 1922, dont 887 hausses et 235 baisses. Le taux pour les ouvrages en métaux passait de 33,7 % à 35,1 %. 
La broderie est touchée à Saint-Gall qui manifeste dans la rue, comme les 15 000 horlogers qui défilent dans les rues de Bienne le 28 avril avec des pancartes demandant le boycott des marchandises américaines. Le Hawley-Smoot Tariff Act de 1930 a pour effet de considérablement intensifier l’importation en contrebande de produits horlogers suisses. Les contrebandiers ne demandaient que la moitié du tarif douanier ! Les marquages des produits Swiss de contrebande indiquaient des marques de maisons disparues. Le volume illicite fut évalué , selon les sources, de 300 000 à 1 million de pièces par an. 
La contrebande permettait de vendre 35 % meilleur marché que l’approvisionnement par les voies licites. Il s’agissait surtout de « produits de qualité inférieure qui nuisaient à la réputation de la montre suisse » prétendaient les horlogers. Voire ! Un postulat Grospierre, déposé sur le bureau du Conseil fédéral le 22 avril 1926, éclaire d’une autre lumière ce prix de vente : « Le Conseil fédéral est invité à examiner s’il n’y aurait pas lieu de rechercher des mesures pour éviter que des fabricants de pièces détachées de l’horlogerie livrent ces pièces à la concurrence étrangère à des prix inférieurs à ceux qu’ils font aux fabricants suisses. » Des envois de montres parvenaient en Amérique dissimulés dans des lots de peaux de lapin qui ne payaient pas de droits et dont l’odeur rebutait les douaniers… souvent complices.

Les Suisses prétendaient que le meilleur moyen de faire cesser la contrebande était de baisser les droits de douane. Les Américains déclaraient que « le trafic disparaîtrait si les Suisses cessaient de l’alimenter ! » Les horlogers américains constataient en 1933 que depuis le krach de 1929, le degré d’occupation de leurs usines avait baissé de 76 %, dont la moitié était imputable à la contrebande. 
En Suisse, le chômage touchait 31,7 % de l’effectif horloger. Différents projets de résolution furent présentés au Congrès. La réintroduction d’un numéro continu sur les mouvements fut signée dans la loi en juillet 1935. Finalement, un accord commercial général Suisse-Amérique est signé le 9 janvier 1936. S’agissant de la Suisse, l’arrêté de 1934 instituant des permis d’exportation répondait aux demandes américaines. La dévaluation du franc suisse de 30 %, le 25 septembre 1936, contribua à une relance de la conjoncture en général, et horlogère en particulier, vers l’Amérique, le franc étant devenu attractif pour le dollar ! La guerre de 1939-1945 sera profitable à l’horlogerie, nonobstant le personnel mobilisé. 

La production passe de 18,8 millions de montres et mouvements à 41 millions en 1956 et 73,6 millions en 1970. A la fin de la guerre, le marquage Swiss devient la règle sur la majorité des montres dont les soldats américains permissionnaires en Suisse sont très friands.

Poinçon de Genève – Qualité Fleurier. Créé en 1886 par une loi toujours en vigueur, le Poinçon de Genève stipule l’obligation d’effectuer l’assemblage et le réglage dans le canton de Genève, en plus d’autres exigences techniques très précises. Des marques telles que Patek Philippe, Vacheron Constantin, Roger Dubuis ou Chopard l’ont adopté pour tout ou partie de leur production.

Autorité fédérale ayant son siège à La Chaux-de- Fonds et des filiales à Bienne, Genève et au Locle, le Contrôle officiel suisse des chronomètres (COSC) procède aux tests officiels de l’exactitude de marche des mouvements de montres déclarées Swiss made. Après avoir notamment été certifiées par le COSC et avoir passé le test Chrono fiable, certaines montres mécaniques de prestige peuvent tenter d’adhérer à la Qualité Fleurier. Ouvert à toutes marques suisses ou européennes, ce label a vu le jour le 25 septembre 2001. Il regroupe notamment Chopard, Parmigiani, Bovet et Vaucher Manufacture.

A suivre ….

(WA n°2) Par Gil Baillod