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La traque à la poussière et aux microbes franchit un nouveau pas. De braves horlogers se voient recouverts d’une toque façon chef de cuisine. Des fois qu’une descente de pellicules pollue la bonne marche d’un mécanisme horloger! Discutable, ça tue le rêve !

L’heure est grave. La chasse aux grains de poussière ou autres particules volantes est déclarée en milieu horloger. Manufactures et fabriques cèdent à la psychose du tout aseptique et n’hésitent pas à se doter de salles blanches où les horlogers, méconnaissables sous leurs blouses quasi médicales, ressemblent plus à des ouvriers japonais en sphère microélectronique qu’à des doigts d’or avec vue sur pâturages. Il ne leur manque plus qu’un masque anti-pandémie pour que leurs silhouettes renvoient, dans toute sa fadeur, l’image désolante d’une propreté sans âme.

Métiers de chair et de sang.

Certes, la Suisse, pays du « propre en ordre » se doit d’entretenir sa réputation. Seulement voilà, l’horlogerie, toute helvétique soit-elle, est d’abord forte de ses humanités. Elle est organique, comme tout ce qui peut se répandre d’un corps en labeur, d’une concentration hors normes et de doigts appliqués. Rarement production industrielle n’avait à ce point été représentative du travail « fait main » et des manipulations entre êtres humains. La chair et le sang me semblent indissociables des métiers que l’horlogerie, en trente à quarante ans de renouveau mécanique, a anoblis. Les recouvrir d’un voile purificateur, prôner le zéro poussière et le filtrage trop poussé de l’atmosphère nuisent aux vertus qu’elle est censée véhiculer.

Pourtant, les inaugurations se multiplient. Lors de visites de manufactures, on se surprend à enfiler une blouse, voire aussi des sortes de chaussons à élastique qui vous rappellent les images d’un homme en salle d’accouchement. Puis, lorsqu’on passe le pas d’une porte vitrée, derrière laquelle se profilent des ombres fantomatiques, on sent qu’un genre de bande adhésive, posée à même le sol, oblige vos enjambées à se départir d’une éventuelle pollution. Il paraît que c’est aussi utile, en sens inverse, pour récupérer le moindre copeau de métal précieux qui voudrait s’évaporer dans la nature. Admettons.

La résistance s’organise.

Reste que quelques irréductibles villages résistent, prônant ici les fenêtres ouvertes, là l’ambiance détendue faite de libres passages entre ateliers, salles communes et services administratifs. Jean-Marc Wiederrecht, d’Agenhor en fait partie. Au monde des complications et des minuties, ce Chaux-de-Fonier d’origine qui transcende par son art les armoiries de la Genève haute-horlogère, traque au grand jour toute forme de perte d’énergies dans le nouvel immeuble qu’il vient d’inaugurer, côté Meyrin. Une leçon d’écologie active et pratique, sans prise de tête ni désir de leçons à prodiguer, juste par que ses options sont en définitive issues du bon sens et qu’elles sont… économiquement plus supportables.

Oui, vous avez bien lu, l’écologie selon Wiederrecht, va plus loin que les labels Minergie et autres normes dictatives. Elle n’est pas un sport de nantis. Elle n’a rien de ces existentiels questionnements qui, tandis que la face sombre d’une planète en plein développement rêve d’accéder au moins une fois dans sa vie à l’acquisition d’un moyen de transport, tente de résoudre un dilemme majeur: laquelle de mes voitures prendrai-je ce week-end, afin d’être en phase avec mon bilan écologique? L’écologiquement correct selon Wiederrecht, c’est du bon sens et surtout c’est moins coûteux à construire au mètre cube. C’est tout le contraire d’une somme supplémentaire à débourser pour, en fin de compte, s’y retrouver grâce aux économies réalisées sur la durée. C’est déjà à la base et à l’heure des fondations, la certitude qu’on peut s’en tirer à meilleur compte.

Ne pas se tromper de rêve…

Pas question pour cet homme-là, pratiquant les complications pour le compte de marques prestigieuses, de céder à la mode du tout-vitré en façades. Il lui fallait pouvoir entendre les oiseaux chanter, voire les avions qui traversent sa zone, observer la colonie de poissons rouges croître dans l’eau auto-régénérée de son bassin spécialement créé pour permettre à sa quinzaine de collaborateurs d’apprécier le doux roulis de l’eau sur les galets. D’ailleurs, certains d’entre eux ont fui le diktat des salles blanches de manufacture pourtant réputées, par refus d’obtempérer et d’enfiler, le reste de leur vie d’horloger durant, un couvre-chef immaculé symbole d’évolution.

N’allez pas croire pour autant que les pièces compliquées qui sortent des ateliers et établis d’Agenhor soient répréhensibles côté particules poussiéreuses. Elles sont juste libres comme l’air, qui sert régulièrement à les nettoyer, libres comme les hommes qui les manipulent avec passion, empêchant à l’œil nu ou au micros qu’une trace trop visible de leur terrestre intervention ne vienne souiller leurs beautés micromécaniques. Après tout, comment faisait-on avant? Les générations passées des grands maîtres horlogers s’encombraient-elles de ces turpitudes-là?
Pour certains noms qui mettent leur point d’honneur à planter dans le cœur de leurs fortunés clients la graine de la pièce unique issue d’humaines interventions, les salles blanches sont des tue l’amour. Des espèces de préliminaires qui, s’ils devaient avoir tout de même quelque utilité au monde des grands volumes, mériteraient d’être aussi discrets que le passage en salle de bain avant le passage à l’acte. Les brandir comme nouvelle arme de communication et les ériger en objet de fierté et de visite relèvent de l’erreur et de l’auto-goal.

L’enceinte portative du zéro poussière. 

Il existe en dehors de la salle blanche, et ça peut se poser et se balader n’importe où dans une fabrique, des unités de travail spécifiquement conçues pour transporter l’atmosphère purifiée où bon vous semble. Comme le  «Flux Laminaire», un couvre meuble développé par Roxer à La Chaux-de-Fonds. Cette société familiale, connue surtout pour ses tests d’étanchéité, développe aussi une enceinte adaptée à la grandeur des établis. Elle permet, avec ses parois en verre Securit et son système de ventilation, d’obtenir une atmosphère de travail exempte de poussière (classe 100 horlogère).

Insolite. Résidus de toile d’araignée.

Du côté des Laboratoires Dubois, à la Chaux-de-Fonds, on pratique toutes sortes de tests dans sept départements. Sur les bracelets de montres, mais aussi, sur les pièces minuscules, les métaux qui les composent, la manière de les couper ou de les couler, sur la précision, les poids, le magnétisme. Bref, tout ce qui peut se mesurer pour empêcher la moindre nuisance au bon fonctionnement d’une montre est analysé. Ainsi ont-il décelé un jour les traces de microscopiques poussières de toile d’araignée sur un spiral! D’un certain point de vue, c’est presque rassurant de savoir que ce genre de trouvaille est possible dans un objet qui doit une partie de sa fascination au travail à l’ancienne…!

Par Joël A. Grandjean /TàG Press +41