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Principaux concurrents de l’industrie horlogère suisse, les Japonais sont restés dans la mémoire collective comme des compétiteurs féroces qui n’hésitent pas à employer tous les moyens, espionnage industriel compris, pour parvenir à leurs fins

S’il est vrai que l’industrie horlogère nipponne est née d’un processus de transfert de technologies, les milieux horlogers helvétiques n’y ont pas toujours été opposés, puisqu’ils ont même participé à cet essor industriel. L’exemple de la société Citizen Watch Co, maison fondée à Tokyo en 1930, en est une excellente illustration.

Les premières montres ont été introduites dans l’archipel au cours des années 1860. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’horlogerie sera une affaire dominée par des négociants suisses établis à Yokohama, comme François Perregaux (1861), James Favre-Brandt (1863), Siber-Brennwald (1865) et Colomb & Cie (1875). Ils importent des montres suisses et les vendent à des hommes d’affaires japonais qui s’occupent de leur distribution dans l’ensemble du pays.

S’affranchir d’une tutelle.
La vente de gardetemps connaît une certaine croissance avec l’industrialisation et le développement des chemins de fer: le nombre de pièces importées passe ainsi de 47 000 en 1880 à 145 000 en 1900. Cet essor amène plusieurs négociants horlogers japonais à tenter de s’affranchir de la tutelle des importateurs suisses en produisant eux-mêmes leurs montres. C’est dans ce contexte que la fabrique d’horlogerie Seiko voit le jour en 1892. Son fondateur est un négociant horloger, Kintaro Hattori, qui travaille avec les importateurs suisses de Yokohama. Il parvient à fabriquer ses propres montres de poche au cours des années 1890, grâce à des ingénieurs formés à l’école d’horlogerie du Locle et à des machines-outils importées de Suisse et des Etats- Unis. Mais les montres fabriquées au Japon sont trop chères face aux produits importés. Hattori, qui dispose de bonnes relations dans les milieux politiques, obtient des hausses successives des tarifs douaniers japonais afin de protéger ses propres montres. C’est ainsi que les taxes à l’importation sur les montres en or passent de 5% avant 1899 à 50% en 1906.

Face à ce protectionnisme douanier, les importateurs suisses de Yokohama réagissent en adoptant la pratique dite du chablonnage, qui consiste à importer les montres en pièces détachées, moins taxées, et de les terminer dans des ateliers établis sur territoire japonais. Hattori lui-même en achètera d’ailleurs certaines pièces. Le chablonnage prend des proportions importantes au cours de l’entre-deux-guerres: les seuls mouvements représentent 31% du volume des exportations horlogères suisses à destination du Japon durant les années 1900 – 1915, puis 42% en 1915 – 1925 et 81% en 1925 – 1940. Très critiquée en Suisse parce qu’elle débouche sur la transplantation d’une partie des activités dans d’autres pays, cette pratique est un vecteur essentiel du transfert de technologie.

Transplantation industrielle. 
La maison Tavannes Watch en est l’un des principaux acteurs. Ses montres sont assemblées et emboîtées successivement par deux petites fabriques japonaises. La première, une société fondée en 1914 à Tokyo par Kono Shohei et dirigée par un ancien cadre technique de Hattori, assemble des montres Tavannes Watch vendues sous la marque Pacific. Après la reprise de cette entreprise par le fabricant de réveils Matsumura, la relève sera assurée par Takara Trading, importateur de Tavannes Watch au Japon. Cette seconde société poursuivra son activité de chablonnage jusqu’à la destruction de son usine par un incendie en 1933. Les activités de Tavannes Watch au Japon, qui aurait prévu d’y mettre sur pied une fabrique d’ébauches en 1932, alarment alors les milieux horlogers suisses.

Au début des années 1930, la maison Rolex écrit à l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail: «Si une fois une fabrique d’ébauches est établie au Japon par une maison suisse de l’importance de celle en question, nous pouvons dire adieu pour toujours en ce qui concerne l’article suisse pour l’Orient, l’Extrême- Orient, et après des années ces pièces se répandront sur tout l’univers.» Affirmation sans doute exagérée, mais qui traduit l’extrême préoccupation liée au risque de transplantation industrielle.

De Neuchâtel à Yokohama.
Ces craintes se verront confirmées par le développement des affaires de Rodolphe Schmid, un importateur horloger né à Neuchâtel en 1871 qui s’établit à Yokohama en 1894. Il s’impose rapidement comme l’un des grands négociants horlogers de la place: en une année, avec plus de 20000 pièces traitées, il devient le troisième plus gros importateur de montres de la ville. Il possède en outre une fabrique à Neuchâtel, qui prend le nom de Cassardes Watch en 1903. Directement touché par le protectionnisme douanier, Schmid transfère une partie de ses activités sur territoire japonais. En 1908, il commence l’importation de chablons et de pièces détachées, qu’il assemble dans un petit atelier qu’il possède à Yokohama. Afin d’alimenter ce commerce, sa famille crée à Neuchâtel en 1908 une fabrique de boîtes de montres, Jobin & Cie. En 1913, une nouvelle étape est franchie avec la fabrication de boîtes dans l’archipel. L’usine japonaise de Schmid, déplacée à Tokyo en 1912, connaît alors une forte croissance. Il adopte de nouvelles marques pour la vente de ses montres, notamment Japan Watch (1909), ainsi que Gunjin Tokei, pour un modèle destiné à l’armée (1910). En 1918 enfin, il adopte la marque Citizen. Le nombre de ses employés passe d’une trentaine en 1913, à 110 en 1920 puis à près de 200 en 1927. Il s’agit alors de la deuxième plus grande fabrique de montres du pays, derrière Seiko.

La fabrique de Schmid donne naissance à la société Citizen Watch Co en 1930. Cette entreprise horlogère japonaise naît de la fusion de la maison Schmid et de l’atelier Shokosha. Ce dernier avait été fondé à Tokyo par un bijoutier, Kamekichi Yamasaki, qui désirait fabriquer ses propres montres. Mais, en proie à des difficultés financières, l’entreprise avait fait faillite à la fin des années 1920.

Schmid aurait voulu prendre la moitié du capital de cette société fondée avec 200000 yens divisés en 20000 actions, mais il n’y parvient pas pour des raisons probablement politiques : le Japon des années 1930 était de plus en plus hostile aux hommes d’affaires étrangers. Schmid ne prend donc qu’une part minime dans l’affaire (3000 yens, soit 1,5% du capital). Il contrôle néanmoins de manière indirecte la nouvelle société par l’intermédiaire de ses actionnaires qui proviennent en effet majoritairement de deux milieux proches.

Tour de table.

Il y a tout d’abord un groupe d’employés de Schmid emmené par son directeur commercial, Nakajima. Né en 1864, il a travaillé pour plusieurs entreprises et voyagé aux USA avant de rejoindre Schmid en 1897. C’est lui qui dirige Citizen au départ. Deux autres actionnaires importants portent aussi le nom de Nakajima, peut-être des parents, également domiciliés à Tokyo.

On trouve aussi un Suisse, Oscar Abegg, directeur de la fabrique de Tokyo. Il est le représentant dans l’archipel de Schmid, qui est souvent absent du Japon. L’autre grand groupe d’actionnaires est constitué de marchands horlogers japonais, qui investissent dans l’affaire à la demande de Nakajima. C’est particulièrement le cas de la maison Osawa Co. On dénombre en outre quatre autres sociétés de commerce : les maisons Nakajima, Furutani, Okasei et Izumiya Clock. Dans un premier temps, les ouvriers de Citizen assemblent des stocks de pièces de Shokosha. Mais celles-ci s’écoulent difficilement et l’entreprise connaît des difficultés. Déficitaire jusqu’en 1933, elle est sous perfusion de la Banque Yasuda. Elle doit aussi faire face au mécontentement ouvrier, qui s’exprime par une grève en 1933. En fin de compte, c’est la mise au point et la commercialisation de montresbracelets qui lui permet de s’améliorer, et cela grâce à la collaboration de Schmid.

Assistance technique. 
L’engagement de Schmid dans Citizen est essentiel pour l’assistance technique. Il importe notamment des machines-outils dès 1933 et, l’année suivante, fait établir par un ingénieur genevois des plans pour de nouveaux calibres. Ce partenariat est renforcé par l’intermédiaire de la société Star Shokai, rachetée par Citizen en 1932. Cette société avait été fondée en 1926 par Schmid, Nakajima et Suzuki, pour importer des montres suisses Mido au Japon. Or, les trois montres- bracelets mises au point par Citizen jusqu’à la fin de la guerre, en 1931, 1935 et 1941, sont toutes des copies de produits Mido.

L’assistance technique fournie par Schmid permet ainsi à Citizen d’améliorer sa position au milieu des années 1930. Elle bâtit une nouvelle usine en 1934 et commence à exporter ses produits en Chine dès 1936. Le volume de la production n’est malheureusement pas connu avant la fin des années 1930. En 1939, Citizen produit près de 248 000 montres, ce qui représente 15% de la production nationale. Elle est encore loin de Hattori et de ses 1,3 million de pièces, mais devance très largement les importations, dont le nombre est inférieur à 50000 pièces depuis 1930. Rodolphe Schmid cesse ses activités au Japon au milieu des années 1930 et rentre en Suisse, probablement à Genève, où son entreprise est établie comme société commerciale depuis les années 1920. Il n’en demeure pas moins attaché à Citizen. Il souscrit aux diverses augmentations de capital de l’entreprise horlogère japonaise au cours de la guerre et son nom figure toujours sur la liste des actionnaires en 1948.

Transfert technologique.

L’histoire de Citizen est exemplaire d’une industrie horlogère née d’un processus de transfert technologique. 
Après la guerre, elle entre dans une phase d’expansion mondiale bâtie sur la coopération avec des entreprises étrangères, comme l’Américain Bulova pour la production de montres diapason (1960), le Suisse Méroz pour la fabrication de pierres d’horlogerie (1963) ou le Français Lip pour l’horlogerie électrique (1964). De même, elle ouvre de nombreux sites de production à travers la planète (Inde, Mexique, Corée du Sud, Hong Kong, Allemagne).

Le chablonnage aura ainsi favorisé l’émergence d’entreprises horlogères, non seulement au Japon mais aussi aux Etats-Unis, en Russie ou en Italie. C’est pour tenter de lutter contre cette nouvelle concurrence et de conserver la fabrication sur territoire helvétique que l’industrie horlogère suisse a entrepris la création d’un cartel au cours de l’entredeux- guerres, connu sous le nom de «statut horloger ». Ce chapitre-là mérite un article. Ce sera pour un prochain numéro.

(WA n°7) Pierre-Yves Donzé