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Durant l’entre-deux-guerres, l’industrie horlogère suisse était frappée par deux crises économiques. La première, entre 1921 et 1923 et la seconde, entre 1930 et 1935. Ces deux cataclysmes forçaient les élites horlogères à trouver des antidotes aux détériorations des conditions-cadres.

Parmi le florilège d’actions envisagées, l’histoire retient la forte propension des fabricants à conclure des cartels. Grâce à l’analyse des archives patronales, les pères fondateurs de la « Restauration horlogère », comme on la nommait à l’époque, sont aujourd’hui identifiés. Un éclairage historique qui permet de revaloriser l’image de quelques enseignes en soulignant leur rôle dans la structure et le fonctionnement du cartel.

Structure
En une quinzaine d’années, cinq organisations patronales furent créées, sous le patronage de la Chambre suisse de l’horlogerie. Il s’agit de la Fédération suisse des associations de fabricants d’horlogerie (1924), de l’Union des branches annexes de l’horlogerie (1927), de la Fiduciaire horlogère suisse SA (1928), de la Société générale de l’horlogerie suisse SA (1931) et de l’Association Groupement Roskopf (1939).

Henri Richard (Henry Moser & Cie) et Maurice Vaucher (Recta SA)

Sur les marchés du moyen et haut de gamme, les représentants de manufactures et des établisseurs se rassemblaient en 1924 pour fonder la Fédération suisse des associations de fabricants d’horlogerie (FH). L’orientation originelle fut imprimée par le directeur de la manufacture Henry Moser & Cie, accessoirement docteur en médecine, le Loclois Henri Richard. Sous sa houlette et celle de son bras droit, l’avocat bernois Frédéric-Louis Colomb, plusieurs centaines de raisons sociales adhéraient aux conditions cartellaires. Elles fixaient notamment des tarifs planchers pour ses membres et instauraient un monopole sur l’approvisionnement des matières premières, dont l’or pour l’habillage et le laiton pour le mouvement. En 1933, au plus fort de la crise, l’assemblée générale des délégués élisait à la tête des fabricants le pasteur Maurice Vaucher, héritier de la manufacture biennoise Recta SA. Il y restera jusqu’à sa mort en 1957.

César Schild (A. Schild SA) et Camille Flotron (Ressorts Resist SA)

Sur les marchés des fournitures, le processus de cartellisation entraînait la fondation à La Chaux-de-Fonds de l’Union des branches annexes de l’horlogerie (UBAH). A partir de 1927, sous la conduite de l’industriel soleurois César Schild, une dizaine de coalitions définissaient de nouvelles règles en matière commerciale. Sans nul doute, la mesure la plus radicale fut celle de l’application du boycott, permettant d’exclure des circuits de vente les industriels demeurés indépendants. Après deux épisodes relativement courts, celui du Chaux-de-Fonnier Charles-Albert Vuille, administrateur de la Société des fabriques de spiraux réunies SA et celui de son confrère loclois Louis Huguenin, dirigeant de La Centrale SA, la force de l’Ubah s’exprimera pleinement, sous la présidence bernoise de Camille Flotron, patron de la société Ressorts Resist SA.

Ernest Strahm (Zénith) et Ernst Scherz (Longines)

Sur les marchés des fournitures stratégiques (ébauche, balancier, spiral et assortiment), le développement cartellaire prit la forme d’une quadruple concentration horizontale. A partir de l’année 1930, les industriels spécialisés dans la fabrication du mouvement se rendirent compte de l’impérieuse nécessité d’un regroupement économique national. Deux personnalités conduisirent les débats : Ernest Strahm, directeur de la maison Zénith et accessoirement enseignant de formation et Ernst Scherz, directeur de la Banque cantonale bernoise et administrateur de Longines. Contrôlée dès 1931 par une société partiellement financée par la Confédération, la Société générale de l’industrie horlogère suisse SA, la production de mouvements devint automatiquement quantifiable, donc traçable. En ce sens, l’Asuag fut l’arme la plus puissante du cartel et permit d’imposer des codes aux marchés, en termes de prix, de volumes et de norme technique.

Alfred Nardin (Ulysse Nardin SA) et Robert Kaufmann (Era Watch Co.)

Mais le véritable lieu de pouvoir du cartel se situait sans doute au cœur des organes directeurs de la Fiduciaire horlogère suisse SA, dont l’assemblée constitutive se tint à Bienne, le 5 janvier 1928 (tableau 1).

NomDéputation
Ernst Scherz, PrésidentBanque cantonale de Berne
Hermann ObrechtSociété de banque suisse
Emil HindenlangSociété de banque suisse
Robert KaufmannEra Watch Co.
Werner DietschyBanque cantonale neuchâteloise
Alfred NardinUlysse Nardin SA
Tableau 1 : Composition du premier Bureau de FIDHOR (1928)

L’organisme créait un lien permanent entre les banques et l’industrie horlogère. Comme le soulignait un acteur de l’époque, la nouvelle société « doit être la gardienne vigilante du crédit, elle doit voir le plus possible et savoir le plus possible aussi ; conséquemment, elle doit suivre aussi bien la création de nouvelles entreprises que les affaires en liquidation, accepter des mandats de curateur à des moratoires, de commissaire à des sursis, ou de liquidateur de faillites, ainsi que des fonctions de membre de commission de surveillance de moratoires, arrangements créanciers, concordats et faillites, cela toujours en se plaçant au point de vue des intérêts généraux de l’industrie ». Dans les faits, Fidhor avait la lourde tâche de veiller au respect des engagements, que ce soit en matière commerciale ou financière.

Sydney de Coulon (Fabrique d’horlogerie de Fontainemelon SA) et Oskar Herzog (Oris Watch Co.)

Finalement, sur le marché des montres bas de gamme, deux individualités parvinrent à fédérer les énergies en soutenant l’entrée dans le cartel des fabricants de montres Roskopf. Les industriels du secteur se constituèrent le 2 mai 1939 à Bienne, sous les hospices du nouveau président de la Chambre suisse de l’horlogerie, le Chaux-de-Fonnier Albert Rais et de ses deux ambassadeurs, le Neuchâtelois Sydney de Coulon, directeur général du trust Ebauches SA et Oskar Herzog directeur de la manufacture bâloise Oris Watch Co.

Fonctionnement
La politique cartellaire engageait les horlogers dans deux directions complémentaires. La première amenait les acteurs sur le terrain du nationalisme. La majorité des producteurs s’accordait à combattre la fabrication étrangère et s’engageait à lutter contre un processus de désindustrialisation rampante en interdisant les transferts de machines et en limitant drastiquement l’exportation de l’ébauche et du chablon.

Au niveau de la commercialisation de l’ébauche, le système établi provoquait, à terme, l’exclusion des manufactures de ce marché lucratif. Dès le milieu des années 1930, seules quarante-huit d’entre elles, désignées par une liste officielle, pouvaient poursuivre la production et la commercialisation des ébauches, à certaines conditions toutefois, alors que les autres fabricants étaient purement et simplement chassés du secteur. Ainsi, la cartellisation de la branche horlogère permit au trust neuchâtelois Ebauches SA de s’approprier le commerce de l’ébauche en Suisse, dont le marché était avant 1928 libre de toute entrave. En quelques années, Ébauches SA devint donc le fournisseur exclusif des fabricants de la FH, manufactures et établisseurs, soit près de six cents entreprises en moyenne.

En ce qui concerne le chablon, les mesures du cartel variaient en fonction du degré de transfert technologique effectif de l’époque. Pour les pays dans lesquels le chablonnage était actif depuis longtemps – Allemagne et France – les horlogers suisses optèrent pour un système de contingents dans le sens où une interdiction brutale aurait conduit à attiser la concurrence. Bien évidemment, seul Ébauches SA était autorisée à poursuivre la pratique du chablonnage, au détriment des établisseurs, manufactures et autres producteurs d’ébauches indépendants. Cette restriction des conditions économiques fut rendue possible par l’établissement de listes officielles de clients français, membres de l’Union horlogère de France, et allemands, apparentés au Reichsverband der deutschen Armbanduhren-Industrie.

La seconde conduisit le patronat à élaborer des tarifs minimums et à procéder à une concentration des unités de fabrication pour mieux lutter contre la dissidence. Cette remise en cause de l’économie de marché se fondait sur l’établissement de conventions entre les principaux industriels. Toutefois, dès la constitution du cartel, la branche horlogère suisse vit apparaître des fabricants – principalement d’ébauches – qui profitèrent de la politique conventionnelle pour entrer en concurrence. Ils se mirent d’accord tout d’abord pour la vente à des prix inférieurs à ceux décrétés par les organisations patronales et livrèrent ensuite à des pays (Allemagne, France et Japon) dont les marchés étaient sinon réservés, du moins proscrits par le premier fournisseur d’ébauches au monde, Ébauches SA. Cette situation concurrentielle se compliqua d’autant plus que les francs-tireurs faisaient vivre plusieurs centaines d’ouvriers du Jura bernois, principalement dans les districts de Courtelary et de Moutier. Ainsi, dans ce contexte de crise économique généralisée, la question du monopole d’Ébauches SA devint une véritable affaire d’Etat, résolue par l’introduction, par le Département fédéral de l’économie publique, des tarifs légaux (statut horloger dès 1936), alors que la question commerciale fut solutionnée suite au rachat des irrévérencieux par la Société générale de l’horlogerie suisse SA (1941).

Au final, l’histoire nous révèle l’importance que les crises ont eue sur la destinée du secteur. A leur contact, le patronat a créé des associations puissantes mues par un double réflexe identitaire : le renforcement des positions par la limitation de la concurrence et la valorisation d’un savoir-faire industriel par la protection d’un territoire. Or, la lecture de ces vestiges passés n’en reste pas moins riche d’enseignements actuels tant sur les équilibres commerciaux, que sur la dynamique du secteur. D’un côté, le cartel permet de faire le lien avec la question du développement de la concurrence dans la branche d’aujourd’hui : fixée sous la forme d’une ossature de droit privé, elle éclaire la situation des acteurs en proie à un conflit larvé opposant le groupe Swatch – héritier direct de l’ASUAG  et premier fournisseur mondial de mouvement – à la Commission fédérale de la concurrence (COMCO). D’un autre côté, la mise en place par la Confédération en 1936 du statut horloger renvoie à la thématique du Swiss made, dans le sens où la dimension promotionnelle du second est héritée de la dimension protectionniste du premier, entraînant son renforcement à partir du début du XXIe siècle.

J. Boillat
Institut d’Histoire
Université de Neuchâtel