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«Nous sommes une manufacture de mouvements mécaniques pour des marques horlogères haut de gamme.Pour notre département d’ébauches, nous recherchons un mécanicien régleur CNC. »

Les offres d’emplois à l’enseigne de manufactures se multiplient dans cette phase de haute conjoncture horlogère.
Manufacture, le refrain des sirènes… Ou des six reines de l’horlogerie suisse qui n’en compte guère plus, selon l’extrême rigueur avec laquelle on sertit la définition.
Comme toujours en horlogerie, il y a de tout en matière de manufacture, du meilleur au plus mince, faute d’une définition claire de l’activité manufacturière. Elle peut tenir en trois mots : société horlogère autonome, à quoi il faudrait ajouter : qui produit des montres… Et encore préciser ceci et cela pour quitter le flou d’une définition.

Les vrais seigneurs.
Pour les plus rigoristes, ne mérite le titre de manufacture que l’usine ou l’atelier qui conçoit et produit toutes les pièces constitutives d’une montre, en particulier la ligne d’échappement, clé de voûte du mouvement et, pourquoi pas, l’habillage. Alors oui, les doigts d’une main suffisent à dénombrer les seigneurs de l’art horloger. Mais est-ce bien réaliste, alors qu’en fait l’ensemble de l’industrie horlogère suisse est une gigantesque manufacture, tant il est vrai que l’interdépendance de centaines d’usines et d’ateliers est patente?

A quoi tient l’aura d’une manufacture? Peut-être à une méprise liée à l’origine du mot. Le terme manufacture date du milieu du XVe siècle et signifie d’abord construction, puis «action de faire à la main, fabrication » (1537). Dès 1597, il sert à désigner «une grande fabrique, un grand établissement industriel ». Manufacture est un emprunt au latin médiéval manufactura, construction, manu factura étant dérivé de la locution manu facere, faire à la main. Le dictionnaire Robert précise l’acception moderne du terme: «Etablissement industriel où la qualité de la main-d’oeuvre est primordiale»… Ce qui convient bien pour une définition de la manufacture horlogère… Mais contredit Colbert qui, de 1663 à 1672, établit chaque année plusieurs manufactures en constatant que: «Les machines sont utiles pour l’économie du travail et de la dépense comme pour les progrès des manufactures qui approchent d’autant plus la perfection qu’elles laissent moins à faire aux mains des hommes.»

Fabrique ou manufacture ? Les deux termes paraissent être synonymes car, constate le Littré, il n’est guère possible, par exemple, de saisir une différence entre fabrique d’armes et manufacture d’armes. Seulement, dans manufacture se trouve l’idée d’une opération faite à la main, tandis que fabrique s’étend «à tout ce qui peut se faire quand même la main n’y serait pas ». De plus, l’usage établit arbitrairement des différences entre fabrique et manufacture. Le dernier sonne mieux et paraît plus important. On dit fabrique et jamais manufacture de chandelles, mais on parle de manufacture de Sèvres ou des Gobelins, jamais de fabrique.

Quid de la manufacture horlogère? La définition qu’en donne le dictionnaire professionnel de l’horlogerie de G.A. Berner (1961) auquel se réfère la Fédération horlogère, prévaut toujours malgré son ambiguïté : «Manufacture, vaste établissement industriel (…). On désigne sous ce nom les fabriques qui font la montre à peu près entièrement, par opposition aux ateliers de terminage dans lesquels on ne fait que le remontage, le réglage, le posage d’aiguilles, l’emboîtage.» «Qui font la montre à peu près entièrement», sauf quoi? Sauf le coeur de la montre, la ligne d’échappement qui échappe précisément, dans la majorité des cas, à ceux qui s’autoproclament manufacture et qui, souvent, n’ont qu’un calibre manufacturé.
La définition la plus simple serait : «société horlogère autonome».
La plus réaliste vient d’Antoine Simonin, véritable gourou horloger manufacturé par une longue expérience pratique : «Entreprise horlogère qui fait elle-même des calibres, les conçoit, les construit et les produit, ce qui ne veut pas dire que l’entreprise fait toutes ses pièces, notamment les parties réglantes.» Voilà qui permettrait un ralliement plus ouvert au club très fermé des manufacturiers, lequel s’est élargi à la suite de la décision de la grande manufacture de base, le groupe Swatch, de ne plus livrer, d’ici à 2010, que des mouvements remontés à sa clientèle.

Flou juridique.
L’inscription d’une société horlogère à l’Office fédéral du Registre du commerce se fait par voie d’avocat ou de notaire. Le but de la société doit correspondre à ses statuts. De fait, il n’y a pas d’investigation de la part de l’Office qui s’en remet à la responsabilité du notaire et du requérant. La mention manufacture ne fait l’objet d’aucun contrôle. Le voudrait-on que l’on serait bien en peine, aucune définition n’étant juridiquement établie. L’extrait du Registre du commerce fait foi pour inscrire la société à la Fédération horlogère qui, gardienne du Swiss made, n’entre pas en matière s’agissant du label manufacture.
Aux horlogers de se surveiller entre eux et, le cas échéant, d’intervenir. A ce jour, il n’y a eu aucune plainte, lors même que sont connus ceux qui tentent de picorer dans le jardin du haut de gamme sans légitimité.

En France, du XVIIe au XVIIIe siècle, alors que fleurissait, de même qu’en Suisse, l’horlogerie artisanale, la manufacture constitua la forme supérieure de la production industrielle, à l’exemple de l’Angleterre. Son originalité, par rapport à l’atelier artisanal, était de rassembler sous une direction unique un grand nombre d’ouvriers exerçant le même métier, ce qui permettait une spécialisation des tâches, une division du travail et une augmentation de la force productive. Mais si la manufacture coordonnait ainsi les activités, il était assez rare qu’elle les concentrât, comme nos grandes usines modernes, sous un même toit. Elle se superposait au travail artisanal, elle ne le faisait pas disparaître, tout au contraire, elle l’utilisait. La manufacture du XVIIe siècle n’était, le plus souvent, qu’un organe administratif central qui passait ses commandes, donnait ses directives, fournissait la matière première aux petits ateliers et aux ouvriers à domicile disséminés dans toute une région.
Les produits fabriqués étaient ensuite rassemblés par la manufacture pour la vente.

Ce schéma est très précisément celui qui préside au rapide et fabuleux développement de la production industrielle de montres dans le Jura suisse dès la fin du XVIIIe siècle, avec les établisseurs et les comptoirs.

En s’installant à Genève, en 1554, l’horloger-orfèvre français Thomas Bayard savait trouver là un terreau favorable à son art, car Genève était un centre d’orfèvrerie réputé dans toutes les cours d’Europe depuis le XIIIe siècle. La cité, sous l’austère férule de Calvin, en mal d’ouvrage pour l’orfèvrerie religieuse, réserva bon accueil à l’horlogerie en habillant ses mouvements de boîtes finement ouvragées, ce qui, d’entrée de cause, constitua une première division du travail !
Les réfugiés huguenots ne tarderont pas à augmenter l’effectif horloger, l’enrichissant de leur savoir et de leurs capitaux.

A Genève, l’ensemble des métiers liés à l’horlogerie et à la bijouterie, dispersés dans de nombreux petits ateliers, est nommé… La Fabrique. Il n’est point fait mention de manufacture alors même que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la montre s’établissait à la main. 
Sous l’effet de la réussite commerciale en Europe, le corporatisme étroit de Genève s’ouvre à l’approvisionnement extérieur de pièces constitutives, en Savoie, à la vallée de Joux, dans le canton de Vaud, tout en conservant le terminage et l’assemblage de la montre par des horlogers.

Tous en réseaux.
Vers 1770, Voltaire ouvre, dans la banlieue de Genève la… «Manufacture royale des montres de Ferney», qui fera long feu. Il fut l’un des premiers à utiliser le terme de manufacture en horlogerie. L’autre foyer naissant de l’horlogerie pré-industrielle, au milieu du XVIIe siècle, se situe dans les hauts du Jura chez d’habiles serruriers, armuriers, penduliers, taillandiers et autres faiseurs d’outils, d’une part, et à la Neuveville, au XVIIIe siècle, grâce à l’immigration d’horlogers genevois d’autre part. Deux pôles créatifs et productifs vont se rejoindre, formant de fait une vaste manufacture en réseau.
Le Val-de-Travers, centre d’outillages, Le Locle et La Chaux-de-Fonds d’une part, La Neuveville et Bienne d’autre part, vont se rejoindre dans le Vallon de Saint-Imier et dans les Franches-Montagnes.

Le début du XIXe marque dans ces régions vouées à l’agriculture et à l’élevage, l’avènement de l’atelier familial rural et urbain. Ce n’est pas par hasard que la première manufacture s’installe à Saint-Imier, au bas du champ des Longines, au bord de La Suze, source d’énergie, en 1866.

Dès la fin du XVIIIe, l’artisanat horloger s’organise en réseau sous la direction d’un comptoir d’achat-vente ou d’un établisseur, les deux étant plus ou moins rapidement confondus. L’établisseur dispose à peu de frais d’un vaste réseau de fournisseurs indépendants dans les villages des Franches-Montagnes et le Jura neuchâtelois, ou l’on garde un peu de paille aux pieds sous l’établi. Quelques vaches et cochons à l’écurie, des poules et lapins au jardin restent une assurance contre la malice des temps troublés du XIXe siècle secoué par les révolutions, et dont l’ouvrier urbain aura à souffrir jusqu’à la misère.
C’est aussi l’établisseur qui distribue la matière première et un outillage élémentaire aux ateliers familiaux, ruraux et urbains indépendants, spécialisés chacun dans la production de l’une ou l’autre pièce constitutive, ce qui ne nécessite pas de formation particulière.
L’établisseur collecte ces pièces et fait assembler le mouvement par un horloger qui l’emboîte. La vente du produit fini s’effectuera par lui-même ou il en confiera le soin à des comptoirs. La séparation entre production et vente est assez rapide, ce qui fera dire que les horlogers savent faire des montres mais ne savent pas les vendre! Or, c’est dans la vente qu’a, de tout temps, résidé le plus grand profit, raison pour laquelle la verticalisation production-vente a pris de l’ampleur à l’enseigne de la manufacture.

La manufacture est le conservatoire du savoir horloger rassemblé depuis des siècles. C’est pourquoi ce label d’excellence ne saurait être galvaudé. La question reste posée: tout sous le même toit ou manufactures en réseaux?

A suivre dans watch around N°5 (automne 2008): de l’établi à l’usine

(WA n°4) Par Gil Baillod