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Avec la question de la concurrence, celle de l’indication d’origine sur les produits représente un enjeu de taille pour l’industrie horlogère d’aujourd’hui.

Si l’idée de vouloir lier l’excellence de la qualité à un espace industriel délimité n’est pas propre au secteur, la forte valeur ajoutée des objets lui confère un caractère stratégique pour la balance commerciale. Un bref éclairage historique permet de percevoir la manière dont la question identitaire a été protégée par le patronat.

La défense nationale d’un système industriel

Durant l’entre-deux-guerres, le système de production horloger était caractérisé par une extrême diversité des pratiques, un haut degré d’interdépendance et une forte territorialisation des activités. S’appuyant sur un réseau marchand fractionnable à l’infini, cette armature industrielle, communément appelée établissage, toujours active de nos jours, se caractérisait par la séparation des opérations de fabrication des composants de celles intervenant au stade de l’élaboration du produit terminé (figure 1).

Cependant, à la faveur des crises de l’entre-deux-guerres, la place helvétique vit réapparaître, avec une intensité inégalée, le phénomène du chablonnage (pratique consistant en l’exportation d’un ensemble de tout ou partie des pièces constitutives d’un mouvement, permettant, après assemblage à l’étranger, de présenter sur les marchés internationaux de fausses montres suisses). Profitant de l’état de désorganisation avancée de l’établissage, des grossistes étrangers développèrent des volumes d’affaires très importants, en collaboration tantôt avec des résidents étrangers en Suisse ou des techniciens suisses eux-mêmes. En conséquence, les milieux patronaux virent poindre le danger bien réel du transfert technologique à destination de nations horlogères concurrentes telles la Pologne, la France, l’Allemagne ou encore le Japon. Cette lutte économique contre l’étranger fut portée dans plusieurs directions simultanément.

Au niveau économique, la mise en place, par les organisations patronales, d’une double structure protectionniste permit de réserver la fabrication et les flux de pièces détachées aux ressortissants helvétiques. A partir de 1928, un puissant cartel disposait que la vente d’ébauches, de chablons et de toutes les autres fournitures horlogères seraient désormais strictement réglementées sur le plan tarifaire et sur le plan de l’identité des acteurs. Ensuite, dès 1934, un statut officiel instaurait un permis de fabrication et un permis d’exportation, exclusivement réservés aux fabricants nationaux membres du cartel ainsi que des prix planchers, obligatoires pour chaque citoyen suisse. Par ce dispositif complexe, les acteurs clés empêchèrent le développement d’industries horlogères étrangères fabriquant des montres à partir de pièces détachées d’origine suisse. En contrepartie, et sauf exception, le système imposait aux horlogers suisses d’acheter en Suisse les fournitures du mouvement et celles de l’habillage. De cette façon, les producteurs indépendants, suisses ou étrangers, étaient dans l’impossibilité de se fournir en pièces helvétiques pour alimenter leurs propres canaux de distributions.

Au niveau commercial, s’insérant dans un contexte plus large d’actions de promotion économique de type protectionniste voyant le jour en Suisse durant l’entre-deux-guerres, deux groupements patronaux introduisirent le principe du poinçon de qualité pour leurs produits : la Fédération des associations de fabricants d’horlogerie (en 1924) et la Fédération suisse des associations de fabricants de boîtes de montres en or (en 1934). Pour le premier insigne, le contrôle était effectué soit par des agences de vérifications avalisées par la FH elle-même ou par les bureaux officiels de contrôle de la marche des montres, agréés par les Autorités fédérales depuis 1880. Ainsi, pour les calibres qui satisfaisaient aux exigences techniques énumérées dans le cahier des charges, un poinçon de vérification portant les initiales « FH » était insculpé. Par cette mesure, l’association des producteurs protégeait internationalement la bonne facture helvétique, puisque l’article 8 du règlement précisait que « la FH dépose au Bureau fédéral de la propriété intellectuelle à Berne, pour être transmis au Bureau international de la propriété intellectuelle, et fait protéger dans tous les pays non signataires de la convention internationale pour la protection de la propriété la marque ci-après FH ». Pour le second sigle, les bureaux de contrôle des ouvrages en métaux précieux eux aussi homologués par la Confédération ne validaient les boîtes en or que si la marque collective de la fédération suisse des associations de fabricants de boîtes de montre en or « FB » y était apposée.

Au niveau technologique enfin, les principales innovations de l’entre-deux-guerres (spiral Elinvar en 1919, porte-échappement en 1931, pare-choc en 1933 ou encore, spiral Nivarox en 1937) furent systématiquement réservées aux fabricants suisses, membres du cartel. Ainsi, et en une quinzaine d’années, l’horlogerie helvétique accéda à une position ultra dominante dans la mesure où, de part ses qualité techniques, une montre de haut ou de moyen de gamme était tout naturellement fabriquée avec des pièces détachées d’origine suisse, ou du moins qu’elle ne comportait qu’une part infime de fournitures étrangères.

La défense de la territorialité de l’établissage était donc achevée à partir de la seconde moitié des années 1930 grâce au renforcement économique, commerciale et technologique du tissu industriel. Lucratif, le système fut dès lors protégé, jusque dans les années 1950, par le Département fédéral de l’économie publique (pour le statut) et par les associations patronales (pour le cartel).

La promotion internationale de la qualité suisse

Avec le principe de la libéralisation des échanges prévalant dès la fin de la Seconde guerre mondiale, le paradigme de protection fut remis en cause. Parallèlement, profitant du relâchement, l’alimentation de l’établissage devint elle-aussi plus hétérogène en termes de provenance. Ainsi, les fabricants suisses de parties détachées, qui, dans l’ancien système, n’avaient pas été autorisées à participer au développement des industries étrangères, durent commencer à affronter les produits de la concurrence internationale sur le marché national, reflet du rattrapage technologique.

Cette mondialisation de l’établissage conduisit le patronat à entrevoir une nouvelle menace, celle d’une dégradation de l’image de la qualité horlogère suisse, véhiculée par des montres hétéroclites du point de vue de leur provenance. Comme le soulignait un rapport de l’époque, « en autorisant l’apposition du Swiss made sur des produits d’origine hétérogène, il est évident que non seulement l’on dévalorisera toujours plus l’indication d’origine, en faisant perdre à la montre son caractère national, mais – ce qui plus est – on fera de ce sigle un argument purement commercial sans plus aucune liaison avec la notion de qualité qui, jusqu’ici, était attachée à l’idée de la montre suisse. Par ailleurs, il est manifeste qu’un « Swiss made » qui ne serait plus utilisé que pour des articles à bas prix et de qualité courante, voire médiocre, perdra rapidement tout prestige en faveur de la marque de commerce individuelle, l’indication d’origine devenant alors synonyme de mauvaise qualité ».

Pour faire face à ces mutations structurelles et concilier les impératifs du maintient de la qualité suisse, fondée sur l’origine géographique des produits d’une part et les obligations de libéralisation économique découlant du développement de relations internationales d’autre part, le patronat se tourna demanda à l’Etat d’endosser un nouveau rôle. Cette transition se fit en trois temps, entre 1952 et 1972.

Premièrement, dès le premier janvier 1952, le principe de l’obligation de respecter les prix décrétés par les organisations patronales fut aboli. Ce premier assouplissement, entériné pour une période de dix ans, confirmait paradoxalement le maintien des permis d’exportation et de fabrication ainsi que la réglementation sur l’exportation des pièces détachées, des ébauches et des chablons. Deuxièmement, à partir du premier janvier 1962, les permis furent, à leur tour, abandonnés. Dans le même temps, les dispositions de la dernière convention cartellaire de 1959 s’éteignirent et avec elles l’interdiction d’accès au marché suisse faite aux étrangers. L’établissage était dès lors ouvert aux capitaux, aux entrepreneurs et aux fournitures « exotiques ». Parallèlement, afin d’accompagner les acteurs indigènes dans leur processus d’adaptation, le législateur mit en place un contrôle technique des montres et mouvements de montres fabriqués en Suisse (CTM). Selon la loi, l’instauration de contrôles de la qualité visait à empêcher « l’exportation de produits horlogers propres à porter gravement atteinte au renom de l’industrie horlogère suisse à l’étranger ». Ce pointage, fondé sur des valeurs mesurables d’ordre technique, était supervisé par la Chambre suisse de l’horlogerie. Troisièmement, dès le premier janvier 1972, le secteur évolua pour de bon vers une dynamique promotionnelle, s’articulant autour de la notion certification territoriale, cadrée par la détermination des conditions d’utilisation du nom « suisse » pour les montres et mouvements de montres, le Swiss made.La promotion internationale de la qualité suisse fut donc mise en place pour compenser les effets négatifs générés par l’internationalisation de l’établissage.

Ce rapide survol du XXe siècle permet de déterminer trois séquences distinctes entre les premières mesures des années 1930 et la redéfinition du rôle de l’Etat dès les années 1970 (Figure 2). Avec la démobilisation progressive des réglementations horlogères, le problème des importations de fournitures étrangères se posa en d’autres termes.

Comment concilier les impératifs du nouvel ordre économique international avec la défense d’un fleuron industriel national ? La réponse réside dans l’adoption, par la Confédération et les associations patronales, d’un cadre légal permettant au marché d’absorber des calibres avec un certain degré de fabrication indigène. De leur côté, avec adresse, les producteurs ont élaboré une politique de communication promotionnelle fondée sur la valorisation, à l’échelle mondiale, d’un savoir-faire historique régional.

J. Boillat
Institut d’Histoire
Université de Neuchâtel